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En Islande, 1 habitant sur 10 a déjà écrit un livre

Le déluge islandais par Bertrand Busson

Illustration par Cluca

Si l’on pouvait obtenir quelque chose par les larmes en Islande… disait Laxness.

Mais les larmes d’Islande se perdent, emportées par le fleuve Jökulsá á Fjöllum. Dans leur fuite, elles entraînent le souvenir de livres, jetés dans les flots glacials, de milliers d’ouvrages, racontant les sagas d’un peuple isolé et innovateur, la poésie d’une flore ravagée par le bétail et par la colonisation, des romans d’intrigues, d’enquêtes, de politique. Au nord de l’île, là où serpente le fleuve mythique, le paysage est monotone, chaotique, gris et surtout glacial. C’est un désert de roche où, soudainement, tout s’effondre dans un vacarme stupéfiant : le grondement infatigable de la chute du Dettifoss.

En amont du fleuve, parmi les larmes, flotte un livre de Laxness dont le titre refuse de couler, s’entêtant à vaincre la submersion et à redonner au peuple sa fierté nationale. On ne voit que les lettres du titre, refaisant surface, combattant le destin : La cloche d’Islande. En un battement de paupières, le Dettifoss avale le bouquin. Les pages se déchirent, les mots, les lettres s’éparpillent dans les remous violents. Des pages s’envolent, esquivant la chute un instant… pour atterrir dans l’Eyjafjöll, un volcan, qui entre soudainement en éruption. Mais en Islande, les mots ne meurent pas, ils absorbent tout. Des mots de désarrois, de peur, de dépit, mais aussi des mots de colère, politisés, se retrouvent imprégnés par les échos de la crise économique de 2008. Les sons s’éparpillent, lancés au loin par le geyser de Strokkur. Des cris remontent le temps pour dépeindre la quête d’indépendance face au Danemark. En Islande, les livres se battent pour survivre. Ce sont les boucliers du peuple. Si bien que La cloche d’Islande et tous ces bouquins balancés au courant reviennent protéger les habitants de l’île, nourrir leur culture, répandre les idées qui autrement seraient restées silencieuses, combattre les injustices, divertir les foules et vaincre l’ennui de longs mois de glace et d’isolement.

En Islande, on dit que celui qui n’a pas de livre est aveugle. Et, plus récemment, on pourrait aussi dire  que celui qui n’écrit pas de livre n’a tout simplement jamais vécu à Reykjavik, la capitale du pays. Voyez-vous, en Islande, on n’a jamais autant écrit qu’aujourd’hui. L’écriture, c’est le sport national, une course sans fin vers la quête identitaire, une course à obstacles : le faible lectorat, par exemple. Pas que les Islandais ne lisent pas, au contraire, selon une étude datant de 2013 de l’université de Bifröst, 93% de la population y lisent au moins 1 livre par année, 75% en lisent plus de deux, 50% en lisent plus de 8, mais le lectorat islandais demeure limité par le simple fait que la population est petite, très petite. L’Islande n’a environ que 330 000 habitants. Pour mettre les choses en perspectives, c’est près de 8 millions de moins que le peuple québécois.

Le plus surprenant, c’est qu’en Islande, 1 habitant sur 10 a déjà écrit un livre. Et tous ces livres ont été tirés à plus de mille exemplaires.

Mais qu’est-ce qui a bien pu mener ce peuple vers un marché littéraire si florissant?

Il y a l’histoire de l’île, en partie. L’Islande est à l’origine d’un genre littéraire datant du Moyen-Âge, les sagas, racontant la colonisation de l’île, les enjeux de société de l’époque, l’exploration du Groenland, etc. Plus tard, au 20e siècle, il y eut les jeudis et les mois de juillet lors desquels le poste de télé national prenait congé du petit écran. Comme remède pour se divertir, ces jours-là, on dépoussiérait les bouquins. Et puis, il y eut ces lois interdisant, ou rendant impossible l’importation de nombreux produits modernes, tandis que les livres, eux, n’avaient aucun mal à se faufiler jusqu’aux étagères des librairies islandaises.

Mélangez le tout avec un excellent système d’éducation prônant la curiosité intellectuelle, contrairement à certaines cultures teintées d’anti-intellectualisme, et vous obtenez le berceau d’un lectorat par excellence. Et surtout, cette envie d’écrire.

L’hiver, en Islande, l’achat de livres est un phénomène national. Les Islandais ont pris comme habitude, pour Noël, de glisser sous le sapin des tonnes de bouquins. Ce phénomène a même trouvé un nom, le jolabokaflod, ce que l’on pourrait traduire comme le déluge littéraire du temps des fêtes.

Le phénomène est si populaire que, depuis quelques années, chaque adresse islandaise reçoit, à l’automne, le catalogue littéraire de l’année, listant toutes les publications disponibles pour les achats de Noël. En cadeaux, certains offrent les classiques, les sagas de Hrafnkell ou de Sigmundur Brestisson, écrites au Moyen-Âge, qui sont parfois réimprimées; d’autres préfèrent les auteurs plus célèbres du 20e siècle, les livres d’ Halldór Kiljan Laxness, héros national dont la carrière fut couronnée du prix Nobel de littérature en 1955, par exemple, ou les poèmes de Baldur Ragnarsson — souvent écrits en espéranto; emballés sous l’arbre, on trouve aussi des livres plus modernes, les best-sellers d’Arnaldur Indriðason — sacré écrivain le plus populaire d’Islande à plusieurs reprises —, ou encore les textes de Sjón, auteur ayant connu la gloire en tant que parolier de Björk. Parmi tous ces paquets colorés, on trouve aussi les écrits de Gerður Kristný, une autre vedette du milieu littéraire islandais. Puis, le plus souvent possible, on emballe un nouveau livre, d’un nouvel auteur, que les libraires hautement qualifiés et expérimentés nous ont recommandé. Chaque année, c’est plus de 630 000 livres qui se retrouvent emballés lors du déluge littéraire islandais.

Pour permettre au peuple d’écrire, d’enrichir la culture islandaise, un programme gouvernemental offre, depuis quelques années, un salaire d’écrivain à plusieurs auteurs du pays. Puis, pour permettre à l’univers littéraire islandais de rayonner au-delà des îles, plusieurs programmes d’aide financière appuient la traduction des livres islandais à l’étranger.

Malgré son effervescence, ce microcosme demeure fragile, envahi par les nouvelles technologies, par l’importation de livres de langue anglaise en formats numériques vendus à des prix si dérisoires que le marché islandais ne peut leur faire concurrence. Chaque année, plusieurs livres demeurent invendus, imprimés en trop grandes quantités afin de desservir un trop grand nombre de librairies.

Mais les larmes de ces milliers de livres invendus sont un faible prix à payer pour permettre à l’Islande de baigner dans ce foisonnant déluge où les mots flottent comme des bouées de sauvetage.

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